Dans le coin d’une route, siège un panneau planté dans un carré d’herbe taillée et enfermée entre le goudron de ces routes à deux voies qui traversent l’horizon pour se terminer on ne sait où. Tout autour, on est déstabilisé par l’insupportable lumière que produisent les nombreux panneaux, les bannières et autres écrans géants suspendus contre les immeubles. On aperçoit des néons clignotants au loin, une tour Eiffel et tout un tas d’autres reproductions insupportables dans chaque coin où l’on cherche à poser son regard pour en échapper. C’est à se demander de quelle façon on pourrait supporter de vivre-là, s’interroge-t-elle, lorsque dans un très bref instant elle surgit d’une vapeur claire et presque brillante d’un bleu très fin reflété par la lumière artificielle que produisait tous ces néons et ces lampadaires gênants encastrés sur les trottoirs. Jetant un coup d’œil, une fois que son avatar eut terminé de se sculpter autour d’elle, derrière elle puis devant, Azmodron observa les carcasses métalliques qui s’avançaient sur le goudron. Elle ne comprenait pas à quoi ces choses servaient, puisqu’elle ne comprenait pas les notions mortelles et n’était par conséquent jamais fatiguée. Elle croisa le regard d’un groupe d’adolescents ivres, sûrement venus pour fêter quelque chose avec de faux papiers d’identités. Regard qu’elle ne soutint pas avec ces jeunes gens, sans intérêts à ses yeux. Elle fit quelque pas pour s’éloigner du panneau et de son gazon trop taillé, traversant sans crier gare la route, manquant de quelques pas d’être probablement renversée par une voiture de luxe à la peinture éclatante. Présentant ses excuses par un majeur levé au conducteur obèse en costume cravate Azmodron continua de traverser la route jusqu’à ce qu’elle atteigne un trottoir piéton. Elle continua son exploration de la cité des vices, les mains enfouies dans les poches, observant les âmes qu’elle croisait, et parfois les démons qu’elle voyait sous leur vrai jour de ses yeux enchantés par son ancienne appartenance aux Cieux. Il faisait nuit, mais Azmodron, elle, voyait autour d’elle comme s’il faisait jour. S’engouffrant entre les âmes sales et puantes de ces mortels plongés dans les démons abstraits du jeu, elle les détaillait un par un, chacun de ceux qu’elle croisait passait sous son regard plein de jugement. En vérité, elle cherchait un repas. Elle n’était pas venue s’engouffrer dans un tel foutoir démoniaque pour le plaisir du jeu, elle avait faim. Et quand même c’était un repas métaphorique et tout à fait abstrait, c’était de quoi elle se nourrissait depuis sa chute ; puisqu’elle était désormais enchainée dans cet avatar de chair dont elle ne pouvait changer. Fixant sa route toujours tout droit devant elle, Azmodron déambulait sur ce trottoir, enfermée sur son avatar, il avait les épaules serrées et la tête baissée, tandis qu’elle continuait de tracer son chemin dans ce ciel noir du Nevada.

Marchant droit vers elle, elle ignorait les gens contre lesquels elle se cognait parfois, et n’avait que faire des jeunes qui croisaient son regard, tout autant que les quelques prostituées qui parfois, lorsqu’il en croisait une l’appelait d’un éventuel « eh mon mignon ! » Azmodron n’était pas intéressée par ces déchets de l’humanité, pas plus qu’elle n’était intéressé par grand-chose dans cette ville qu’elle qualifiait de petite. Les rues étaient abondamment fréquentées, c’était tout à fait naturel à Las Vegas, disait-on, c’était une ville de nuit, le moment favori de toutes les choses démoniaques. Et en ce jour, Azmodron était l’une d’elles. Une fois qu’elle eut marché pendant quelques longues minutes, elle s’arrêta et regarda devant elle, ses yeux perçants comme ceux d’un aigle lui permettaient naturellement de voir au loin dans les moindres détails, avec bien plus de facilité que les mortels. Elle nota le nom d’un casino, et observa quelques instants les âmes qui en sortaient, se faisant mentalement une liste de qui était intéressant et de qui ne l’était pas. Elle avait besoin d’une base pour agir, elle ne pouvait pas, ou plus, insuffler à partir de rien. Il lui était nécessaire de percevoir un semblant de talent pour l’exploiter, depuis sa chute. Son nez, enfin, celui de son avatar fut pris de quelques démangeaisons. Elle avait senti une autre de ces créatures maléfiques, mais elle était différente dans son parfum que les démons. Les démons, pour Azmodron, avaient une odeur nauséabonde de souffre, alors que celle-ci, ne sentait en rien cela. Elle distinguait un parfum âcre et violent, celui du tabac, mêlé à une odeur de sang, de plusieurs sangs. Supposant qu’elle n’avait pas été découverte comme ce qu’elle était vraiment, Azmodron regarda dans la direction du trottoir opposé à celui où elle se tenait et d’un regard fit s’enflammer le moteur d’une voiture garée. Et tandis que la foule s’emmagasinait et s’accentuait, la Muse fut rapidement dissimulée par tous ces gens, profitant de cela, elle se dématérialisa de là où elle se tenait et réapparue entre deux immeubles, à proximité de la chose qui l’avait suivie. L’épaule contre le mur, et les bras croisés elle regardait cette chose, qu’elle trouvait hideuse, dissimulée sous les traits d’une jeune fille aux cheveux longs et clairs. L’odeur des nombreux sangs qui coulaient en elle répugnait la Muse tandis que son avatar gardait un visage impénétrable. « Bonsoir. » Lanca-t-elle ensuite. Son regard bleu surnaturel fixé sur la demoiselle, elle ajouta « Si vous comptiez me dévorer, vous devriez réviser cette idée. » La précédente posture qu’avait adoptée la Muse n’avait plus rien à voir avec celle-ci, elle ne semblait plus gênée ou timide, on devinait de l’arrogance dans sa présence, de l’arrogance et une sorte de témérité malsaine.

« J’ignore encore ce que vous êtes, mais je sais que vous n’êtes guère comme ces gens, jeune fille. » Marmonna-t-elle à voix basse tandis que le feu avait finalement été maîtrisé et que les mortels reprenaient leurs habitudes pècheresses. Azmodron continuait d’observer les âmes alentours en même temps qu’elle gardait un œil sur la jeune presque-humaine. « Peut-être espériez-vous me tromper, peut-être espériez-vous me tuer. Je n’en ai pas vraiment quelque chose à faire. » Marquant une pause, elle se redressa et fit disparaître ses mains dans ses poches, « Mais sachez bien, jeune fille, que ce ne sera pas de la main d’une si jeune horreur que je mourrais. J’ai survécu aux déluges et je survivrai à la prochaine fin du monde, s’il n’est pas déjà tombé. » Azmodron se faisait-elle prophète ? Elle-même n’aurait pas su y répondre, elle parlait souvent de cette façon, dans de grands discours de théâtre. C’était sûrement les restes de son ancien rang Là-Haut, mais ça n’avait pas vraiment d’importance à ce jour. La seule chose qui comptait à ses yeux, plus que sa petite chasse était désormais de savoir ce qui avait poussé cette chose à la suivre.

« Les mortels sont une amusantes source de divertissement; les avez-vous connus lors de leurs seconde guerre mondiale ? » Azmodron avait changé de ton, comme si elle s'était mise à sympathiser avec la créature. En même temps qu'elle interrogeait son interlocutrice, elle se remémorait les massacres dans les camps de concentration, certaines horreurs avaient été de son œuvre, elle se souvenait avoir inspiré un SS; mais son nom, elle l'avait oublié. Et puis, elle revint à la réalité et regarda la créature solitaire qui l'avait intriguée. « Vous n'irez nul part si vous n'avez pas cet argent dont ils sont friands. » Indiqua-t-elle en retirant ses mains de ses poches, y révélant quelques minuscules pièces métalliques. Puis, elle plaça toutes ces petites rondelles métalliques dans sa main gauche et fouilla de sa main libre dans la poche arrière de son pantalon, tirant quelques papiers verdâtres chiffonnés. « Je n’ai plus grand-chose moi-même. Nous devrions faire quelques emplettes vous et moi. » Lui fit-t-elle comprendre pour ensuite lui adresser un sourire presque crédible. La Muse ne savait pas sourire, elle avait l’air de grimacer cela dit, mais cette grimace restait quelque chose dans laquelle on pouvait discerner une certaine sympathie ; ou un genre de confiance. Sans se faire attendre ni même en patientant le temps que la créature lui réponde, Azmodron regarda autour d’elle, et braqua son regard sur un homme vêtu d’un costume bleu-nuit. Il lui semblait différent des autres mortels pathétiques venus se vider dans ce pays sale et répugnant. « Celui-là. » Azmodron le montra du doigt à la Créature et disparue aussitôt dans une brume noirâtre avant de réapparaître derrière lui, pour ensuite l’emporter avec elle dans une même brume et retourner auprès d’Anastasia.

« Notre source de revenus. » L’homme ne comprenait pas ce qu’il se passait autour de lui et était apeuré comme un bambin qu’on menace de frapper. Azmodron le tenait par les bras qu’elle serrait contre son dos. La muse lui renifla un instant la gorge, et ses yeux brillèrent du même bleu qui se manifestait quand elle faisait utilisation de ses vieux pouvoirs. Inspirant profondément après l’avoir reniflé elle informa la vampire de ses connaissances sur cet homme « Jim McDouglas, 37 ans. PDG d’une multinationale. » Elle se tut un instant, renifla de plus belle et se mit à sourire « Oh, et monsieur commet l’adultère. » La Muse tendit l’oreille et ajouta dans un sourire tout aussi malsain. « Avec de jeunes garçons ! » Elle hochait la tête de gauche à droite, calmement. Il se dégageait de la muse un air si effrayant qu’elle terrorisait le pêcheur, son pantalon s’humidifiait tandis que la Muse continuait de lui écraser les poignets contre son dos. Il était incapable de parler, de protester ou d’appeler à l’aide tant la situation l’effrayait. Azmodron qui l’immobilisait de sa seule main gauche passa les doigts de son autre main autour de son visage et lui pressa les joues ; déformant son visage apeuré. La transpiration qui teintait le front de la victime semblait produire une étrange excitation chez la muse, elle semblait si heureuse de torturer le pauvre homme en lui présentant ses propres horreurs. Les yeux toujours illuminés de la Muse semblaient percer de part en part le pauvre homme qui ne cessait de gémir entre ses dents, paralysé par la peur.

Azmodron retira sa main droite de son visage, et on eut pu avoir l’impression qu’une étrange chaleur s’était dégagée des doigts de la muse, puisque les joues du pêcheur avaient rougies et semblaient fumer dans cette froide nuit à Las Vegas. La Muse continuait de le contraindre devant elle, les poignets qu’elle écrasait de la main gauche se frottaient contre le nombril de son avatar tant elle était collée contre l’homme pour maintenir son étreinte. La Muse qui prenait plaisir dans cette position de dominatrice continuait de fixer McDouglas, et finalement, elle lui déposa un baiser sur le coin de la joue gauche. On eut l’impression de voir l’homme se dessécher à vue d’œil, devenant plus maigre qu’un squelette, chacun de ses os était visible à tel point qu’on aurait pu les compter. Une fine brise se dégagea de ses lèvres, une vapeur noire, et s’engouffra dans la bouche d’Azmodron. La muse venait de se nourrir. Et tandis qu’elle relâchait son étreinte sur le pauvre Jim, celui-ci reprenait de son teint, tout autant qu’il redevenait gras et épais comme il l’était à l’origine. Assommé par terre, il vivait toujours. La muse s’agenouilla à côté de lui et fouilla dans ses poches, lui volant son argent, et tout ce qui avait de la valeur sur lui. « Si vous souhaitez vous en nourrir, faîtes, je n’ai rien pris d'autre que ce qu’une Muse pourrait vouloir. »